2024, impression sur tissu, noisetier, troène, bois, Photo de Romain Gamba

               Si j’ai choisi de faire cette version à échelle 1/10 d’une case coutumière kanak, ce n’est pas pour faire une maquette avant d’en faire une plus grande, mais c’est avant tout pour donner forme à un objet qui puisse démarrer une conversation sur ma terre de naissance, mais aussi sur les liens qui régissent les relations inter-individuelles et collectives dans une société : sur les cases, se porte du sens. Elles sont symbole du corps social, mais aussi d’une identité.

               Sur les cases, pèse le poids non pas des traditions, de la coutume, d’une culture singulière, lesquelles sont plutôt à la base de ces cases. Non, sur elles pèsent le poids d’un passé, relativement récent, dont les échos encore aujourd’hui font les effets d’une blessure laissée à vif. En effet ce projet est né lorsque j’ai appris que la case du Sénat Coutumier (qui est le lien pacifique entre la coutume kanak et la législation française), avait été incendiée pour la deuxième fois en moins de trois mois. J’avais pu assister à la fin de sa reconstruction et son inauguration, après qu’un homme avait laissé son désespoir le convaincre de brûler ce symbole, pour illustrer son sentiment de délaissement. Au même moment j’ai pu rencontrer Mme Paula Boi, artiste phare du pays et de son histoire, créatrice du drapeau Kanaky. Les premières cendres avaient laissé place au pardon et à l’entraide. Ce deuxième incendie est resté anonyme et plus douloureux. Le passé s’il n’est pas guéri peut consumer la chair comme un feu qui n’a pas été correctement éteint.

               La terre qui servait de chair et l’herbe qui habillait cette case du Sénat coutumier a donc brûlé n’en laissant plus que le squelette. J’ai décidé d’habiller le mien de tissu que j’ai imprimé manuellement de motifs floraux, conçus à partir de photos de plantes du salon du jardinage de NC : pas forcément endémiques, pas forcément exotiques, simplement présentes sur le territoire. Le motif peut faire écho à la structure, c’est une sorte de structure visuelle qui prend forme à partir d’éléments individuels et de leur multiplicité. Le motif floral lui peut éventuellement évoquer une sorte d’exotisme insulaire, les cartes postales, un aspect souvent présent dans l’imaginaire collectif de représentation de la vie sur une île qui peut cacher la réalité de sa complexité, mais aussi et surtout un passé colonial avec l’arrivée des robes mission que les missionnaires ont fait porter aux femmes Kanak, apprenant à toute une population que le corps, plus encore celui des femmes, était à cacher.

               Ancrés, plantés, les poteaux s’élèvent du sol et les côtes latérales forment une structure, un squelette solide qui malgré tout résiste à ces feux. La base circulaire n’a pas été choisi au hasard dans la tradition : elle invite à la discussion, à s’assoir ensemble. En effet, tous les points d’un cercle sont à équidistance du centre, sur un même plan. « Il faut arrêter et se mettre autour d’une table pour qu’on discute de l’avenir de nos enfants. L’avenir c’est pour les vivants » a dit avec émotion Jean Kays, chef de clan et élu de la Province Sud et ancien président du Sénat Coutumier, le lendemain de la nuit des violentes émeutes et incendies du 13 mai 2024 contre le dégel du corps électoral calédonien, presque 40 ans après les évènements de 1988.

               Mon travail est s’est nourri de la superposition d’une recherche théorique à une recherche plastique, mais à celles-ci s’ajoute aussi évidemment mon expérience humaine. En effet, il est évident que je suis marquée par mon expérience en tant que femme ayant grandi en Nouvelle-Calédonie, lieu au passé violent et récent, à la multiplicité de cultures et de leur cohabitation, construit sur l’histoire du peuple kanak et ses traditions, et par mon départ de ce lieu si singulier, dès que j’ai pu, pour me couper d’une histoire personnelle douloureuse mais sans me rendre compte que je coupais en même temps mes racines. Alors le textile réveilla en moi je pense l’espoir d’un tissage peut-être pas uni, mais formant une unité et reliant l’ensemble de mes expériences, en tout cas comme je le compris plus tard ce n’était pas le medium en lui-même qui était en train de nourrir mon parcours mais l’image d’un patchwork d’une multiplicité de fragments individuels. Mon intérêt pour tout ce qui est multiple, pour le pluriel dans le singulier, pour les petits dessins qui forment les grands motifs, provient sûrement d’une perception de moi-même multiple, fractionnée, qui autrefois m’inquiétait. Mais plus le temps passe, plus je me rends compte que l’expérience de notre entour est trop grande pour pouvoir l’appréhender en une seule fois, et que tous ces fragments ont toujours été liés par moi, j’en suis le dénominateur commun.