Être et avoir

« Habit », « habiter » et « habitude » s’enracinent dans la même origine latine, habere (avoir, tenir), que l’on retrouve encore vibrant dans l’espagnol « haber » (avoir). Chacun de ces termes se déploie à partir de ce noyau, en des sens distincts. L’habitude (du latin habitudo) est ce que l’on « possède » intérieurement, une disposition forgée par la répétition, une « manière d’être » acquise. En revanche, l’habit (issu du latin habitus) initialement « manière d’être » extérieure, devient le vêtement, ce qui recouvre le corps et signe l’apparence. Notons qu’en anglais, habit signifie habitude, et nous apprécierons leurs échos croisés. Quant à habiter (du latin habitare), il s’agit d’investir un lieu, d’y affirmer sa présence de manière répétée, et d’établir un lien concret avec l’espace environnant.

Ces trois déclinaisons – l’intériorité, l’extériorité et la relation à l’espace – se construisent par une répétition qui inscrit chacune de ces facettes dans le temps et dans la matière. La force de cette récurrence structure le mouvement intérieur, sculpte l’image visible et délimite le territoire vécu. Ainsi, la répétition pourrait contribuer à donner corps à toute identité en lui donnant le rythme et les limites nécessaires pour devenir une entité reconnaissable.

Être et avoir ne seraient donc pas aussi éloignés que ce qu’ils pourraient laisser paraître. “Être” nous vient du latin esse et Les formes du participe présent “étant”, du participe passé “été” et de l’imparfait de l’indicatif “étais” sont empruntées de l’ancien français estere, « se tenir debout, se tenir », du latin stare, de même sens. Les formes “was” and “were” en anglais ont également une racine Indo-Européenne signifiant “to remain” : rester.

Ce lien étymologique entre « être » et « rester » suggère que l’ »être » n’est pas un état instantané mais une inscription dans la durée. Pour qu’un être devienne une identité, il ne suffit pas d’exister ponctuellement : il faut persister, se maintenir, se répéter. Rester, dans l’espace, implique une stabilité, une position assumée ; rester dans le temps, c’est marquer une continuité, se déposer dans la mémoire – la sienne et celle des autres. L’identité émerge alors non comme une essence fixe, mais comme une empreinte façonnée par la durée.

Être, en ce sens, suppose une constance qui autorise la reconnaissance. Ce n’est pas simplement « exister », mais exister assez longtemps, avec assez d’intensité, pour que quelque chose s’inscrive, pour que quelque chose soit perçu, identifié, retenu. Rester dans l’imaginaire de l’autre, c’est y avoir pris place – habiter ce lieu immatériel –, tout comme rester dans son propre imaginaire implique une fidélité à certains traits, gestes, récits.

Avoir et être partagent alors cette proximité avec le sujet, mais selon des modes distincts de relation à l’objet et à la qualité. Tandis qu’ »avoir » indique une relation à un objet distinct du sujet, « être » engage et intègre le sujet à celui-ci. Toutefois, si le sujet « a » un objet pendant assez longtemps », une association peut se former avec lui dans la représentation du sujet, et donc contribuer à former un aspect de son identité.

Voilà une réalité assez rassurante : les paroles en l’air, les erreurs de jugement, les regrets, les grimaces et les moments embarrassés, tous sont voués à être emportés dans le courant du temps qui avance inexorablement. Enfin, pour peu qu’on ne les aura pas publiés sur internet évidemment. Quoique même dans ce cas là, on peut toujours s’attendre à ce que le flot massif d’informations entrant en ligne vienne écraser l’objet de l’embarras et le remplacer par une douzaine d’autres. 

Mais cet aspect en amène un autre : une identité peut s’émousser avec le temps, qui n’en retiendra donc que les plus forts reliefs dans les imaginaires. Voilà peut-être une raison pour laquelle les luttes identitaires retentissent avec autant d’urgence, elles s’efforcent de préserver l’intégrité d’une identité qu’on a voulu effacer, censurer, lisser. Elles sont conscientes plus que quiconque de cette nature vivante et donc instable de l’identité et de son besoin d’être nourrie, diffusée, cultivée. 

Et voilà peut-être aussi une explication d’un sentiment qui me suit depuis longtemps : la conscience d’une pluralité personnelle qui me donne le vertige, qui s’apparente comme deux gouttes d’eau à une peur viscérale du vide. Car être plurielle, autant dire que c’est comme être personne. Un mot qui veut tout dire, c’est un mot qui ne veut rien dire. Et se définir par la dualité, la pluralité, n’est ce pas se définir par une certaine vacuité ? J’ai peur de mon propre vide.